Inceste - Béatrice Riand
L'inceste, un tueur rampant : plongée dans la dure réalité suisse avec Béatrice Riand, autrice du recueil de témoignages Ces gens-là, paru aux Éditions Slatkine (2023)
L’écrivaine valaisanne a rassemblé des témoignages bouleversants de victimes d’inceste. L’ampleur et la violence de cette réalité ont frappé cette femme de conviction en plein cœur. Elle prête aujourd’hui sa voix pour que ce fléau dévastateur, mais silencieux, soit enfin porté au Conseil National.
Il ne faut pas s’y tromper. Le style est fin et délicat et les témoignages se succèdent comme autant de petits romans. Pourtant, «ces gens-là » sont bien réels. Ce sont des agresseurs de chair et d’os, pères, frères, cousins, oncles, grands-pères, mères. Ils ne connaissent pas de règles, on les retrouve dans tous les milieux sociaux , et, paradoxalement, nous les connaissons peu. « Il y a une quasi-absence d’études réalisées pour comprendre les mécanismes qui déclenchent ces pulsions et le passage à l’acte », déplore Béatrice Riand.
Les victimes, elles, sont souvent condamnées au silence. Soit leurs témoignages sont remis en cause, soit elles peinent à trouver des relais. On choisit souvent de protéger la réputation d’une famille, d’un homme, d’un clan. Parfois, elles s’éteignent et sont laissées pour mortes par leur entourage et la société. Affligeant, lorsque l’on sait que dans le monde, 1 enfant sur 5 est victime de violences sexuelles au cours de sa vie et que 80 % d’entre eux connaissent leur agresseur. Affligeant, lorsque l’on mesure les conséquences dévastatrices de l’inceste sur les parcours de vie individuels et leur fort impact dans la santé publique.
Des conséquences atroces, perte de perspectives et perte identitaire
L’inceste perfore l’âme et l’identité chancelante d’un enfant ou d’un adolescent qui se construit en grande partie en prenant appui sur une figure parentale aimante et protectrice.
Cette explosion interne laisse la victime en prise avec un vide abyssal. Le monde extérieur est vécu comme menaçant, le monde intérieur est dévasté. La victime fonctionne alors en mode « survie. » Il lui est impossible de trouver des ressources pour développer ses capacités sociales et scolaires et encore moins d’entrevoir des perspectives professionnelles.
Les témoignages de victimes reflètent un schéma récurent : perte d’identité, sensation de vide, isolement, communication difficile, résultats scolaires en berne. Il est commun que l’entourage plus ou moins proche de la victime la regarde mourir à petit feu sans s’en alerter. On colle rapidement à l’individu en souffrance une nouvelle identité, il devient « nigaud », « maladroit », « timide », « bon à rien », « pas très réveillé. » On lui demande l’impossible, on lui demande de réussir à avancer avec un système nerveux déréglé, constamment en alerte, qui risque de craquer et de le laisser en plan à la moindre secousse.
Un enjeu de politique publique en matière d’économie et de santé.
« Je suis révoltée de constater ces destins brisés. Ces personnes ont des capacités et des rêves, mais n’ont pas pu les réaliser à cause des conséquences de l’inceste», s’indigne l’autrice.
Ces parcours cabossés sont une absurdité en termes de dignité humaine et de coûts collatéraux. En effet, faute d’accompagnement, ces personnes se retrouvent parfois à l’A.I, deviennent dépendantes des services sociaux et ne parviennent pas à conserver un emploi ou à terminer une formation. La résurgence des traumatismes non traités peut entraîner de nombreuses problématiques en matière de dynamiques familiales et professionnelles, de santé physique et psychique.
« Il est primordial d’accompagner rapidement les victimes, à leur rythme, sur un chemin de reconstruction et de formation. Des mesures d’aide précoces profiteraient aux victimes ainsi qu’à l’ensemble de la société », souligne Béatrice Riand. L’amplitude de ce phénomène est en fait un problème de santé publique de premier ordre. Il est urgent que les élus politiques s’en emparent et demandent au gouvernement suisse de mandater une étude nationale sur ce thème, à l’image de ce qui s’est fait en France. Béatrice Riand se bat également pour que des outils de détection efficaces soient mis en place dans les établissements scolaires, qui bénéficient déjà d’une politique d’information et de prévention. Elle propose d’instaurer une journée nationale dédiée aux victimes de l’inceste pour que cette parole trop longtemps bâillonnée ne soit plus jamais tue. Elle propose également de développer un réseau d’entreprises partenaires pour soutenir l’insertion professionnelle des victimes.
Délester ce fardeau des épaules des victimes
Certaines victimes s’en sortent. Elles réussissent à réanimer en elles une pulsion de vie, et, à la force de leurs bras, à entamer un chemin de résilience. Mais à quel prix ?
Pourquoi notre société demande-t-elle aux victimes de puiser dans leurs dernières ressources pour se construire individuellement et devenir des citoyens lambdas, indépendants, après avoir vécu l’horreur, l’indicible ? Pourquoi considérons-nous qu’il est normal de s’en sortir et laissons-nous sur le bas-côté celles et ceux qui sont trop abîmés, morcelés pour y parvenir sans une aide professionnelle ?
Les coûts collatéraux en matière de politiques publiques sont désastreux et pourraient être évités par une prise en charge adéquate et rapide. Il est temps de considérer l’inceste comme un enjeu de société dont la résolution dépend de toutes les cases de l’échiquier politique suisse.
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